Étienne CARJAT, Charles Baudelaire, vers 1861.
Baudelaire exprime admirablement la douleur du temps qui passe et qui nous rapproche inexorablement de la mort. Chaque battement de l’horloge résonne d’un memento mori, d’un souviens-toi que tu vas mourir ! Baudelaire, face à cette conscience tragique du temps, ira même jusqu’à écrire :
"Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. "
Charles BAUDELAIRE, Petits poème en prose (1869), Poésie Gallimard, 1973, XXXIII, "Enivrez-vous", 7 février 1864, p. 115.
Il ne s’agit pas de se soûler : Baudelaire ne fait pas l’éloge de l’ivrogne ! L’ivresse n’est pas l’ivrognerie, l’ivresse de la poésie ou de la vertu l’indique bien. L’ivresse est ici un transport, celui produit par une émotion. C’est l’ivresse de la passion.
Or, elle équivaut à l’oubli de Nietzsche. Afin de se soulager du poids du temps, il faut s’en tenir au présent, c’est-à-dire s’absorber, s’oublier complètement, si possible dans une tâche, une grande passion.
Le privilège de l’homme n’en est pas un, et la conscience du temps, c’est-à-dire la possibilité de rompre avec le présent, rend sa condition tragique. Certes, par la mémoire et l’imagination, le souvenir et l’anticipation, il y a pour lui un passé et un futur, un hier et un demain : il peut certes alors avoir une histoire, mais il n’en reste pas moins que le temps empoisonne son bonheur en l’arrachant à l’innocence du présent.
Retrouvez ces éléments dans le poème suivant :
Extrait :
L’horloge
Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d’effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;
Le Plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
À chaque homme accordé pour toute sa saison.
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! — Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !
Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente ; souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.
Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »
Charles BAUDELAIRE, "L'horloge", LXXXV, Les Fleurs du mal (1861), Poésie Gallimard,1996, p. 120.
Questions :
1. En quoi l'horloge est-elle "dieu sinistre, effrayant, impassible" ?
2. Expliquez le sens et l'effet de la répétition du "souviens-toi".
3. De quoi doit-on se souvenir, selon Baudelaire ?
4. Expliquez le vers suivant : "Souviens-toi que le Temps est un joueur avide".
5. Quelle image Baudelaire donne-t-il du temps dans ce poème ?
6. Quel problème philosophique ce poème nous permet-il d'identifier ?
7. Dans ce poème, la condition humaine est-elle conçue comme tragique, ou bien comme comique ?
8. À partir de la lecture de ce poème de Baudelaire, réfléchissez au sujet suivant : peut-on échapper au temps ?
a) Formulez le présupposé du sujet.
b) Formulez la contradiction contenue dans l'énoncé.
c) En vous appuyant sur le poème de Baudelaire, vous rédigerez un paragraphe argumentatif dans lequel vous soutiendrez qu'on ne peut échapper au temps.
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